Consacré aux domesticités, ce carnet Hypothèses publie des textes, diffuse des résultats de recherche et des ressources collectives.
Façons de dire, Façons de faire d’Yvonne Verdier, retour sur arpentage
Journées d’étude pluridisciplinaire sur le travail dans l’aide à domicile
Réseau TRADOM
12 et 13 juin, Lyon Appel à communication
Les recherches sur les aides à domicile se sont multipliées depuis une dizaine d’années dans les sciences sociales françaises, faisant de ce secteur d’activité un révélateur des conditions de travail et de vie auxquelles sont assignéesdes travailleuses issues des classes populaires, mais aussi un analyseur des orientations des politiques sociales. L’objectif de ces journées d’étude est de favoriser une mise en relation des travaux existants afin de dégager des questionnements et des résultats communs, d’établir également des liens avec des recherches menées sur des travailleuses exerçant les mêmes activités dans d’autre pays1.
Un objet d’étude à la croisée de plusieurs disciplines
Les travaux sur le secteur de l’aide à domicile relèvent de disciplines des sciences humaines et sociales, de perspectives théoriques et méthodologiques différentes. Ce domaine de recherche rassemble ainsi des travaux en économie, sociologie, histoire, science politique, géographie et droit. Il a donné lieu à la fois à des approches macro ou micro, des enquêtes quantitatives et qualitatives. D’un point de vue théorique, nombre d’approches ont été développées. Alors que les perspectives néo-marxistes insistent sur le dévoilement de structures d’oppression,d’extraction de la valeur, le long parfois de « chaînes du care » dans l’aide à domicile (Hochschild, 2000 ; Parreñas, 2001 ; Avril et Cartier, 2019 ;), d’autres s’attachent à rendre compte des interactions d’aide et leur inscription dans des relations de classe, de genre et parfois de racialisation (Dussuet, 2005 ; Avril, 2014 ; Weber, Trabut et Billaud 2014 ;Hirata, 2021). La sociologie de l’action publique, de son côté, a été attentive aux jeux d’acteur∙trices autour de la construction des politiques publiques dans l’aide à domicile mais surtout aux intérêts, aux institutions et aux valeurs lesaccompagnant (Martin 2003; Morel 2006; Frinault, 2009 ; Le Bihan et Martin 2010). Plus récemment, la sociologie des marchés a fait apparaitre de nouveaux enjeux autour de l’analyse de ce travail (Leiber, Matuszczyk, et Rossow 2019; Apitzsch et Shire 2021). Au-delà de ces approches, de récents travaux en géographie sociale prennent pour objet cesecteur d’activité afin d’appréhender les spécificités des contextes territoriaux (Durand, 2023).
Tous ces paradigmes scientifiques – et les méthodologies d’enquête qui y sont associées – dessinent un objet d’étudemulti-dimensionnel et prolifique. Ces journées d’étude, organisées par le collectif TRADOM (réseau de recherche sur les travailleuses de l’aide à domicile)2, seront l’occasion de les faire discuter autour de différents axes.
Axe 1 : Qui sont les aides à domicile ?
Les aides à domicile, en grande majorité des femmes (Daly et Rake, 2003 ; Dussuet, 2005), ont fait l’objet de nombreux travaux permettant de mieux dresser les contours de ce groupe professionnel et de le situer à la fois par rapport à d’autres groupes (Avril et Cartier, 2014) et plus largement dans le monde des classes populaires (Avril, 2014).
Cet axe encourage des propositions de communication visant à poursuivre cette exploration du profil sociologique de ce groupe professionnel. Les trajectoires familiales, scolaires et professionnelles des aides à domicile gagneraient ainsi à être interrogées. L’entrée dans le métier constitue un point d’observation intéressant pour mieux comprendre cequi pousse des femmes vers ce métier, qu’il s’agisse d’injonctions au care – c’est-à-dire à la sollicitude envers autrui – dans la socialisation familiale, scolaire et dans l’environnement quotidien (Skeggs, 2015 ; Orange et Renard, 2022), de logiques de reconversions professionnelles après l’exercice d’un autre métier ou une période d’inactivité (Durand,2022 ; Julliard et Leroy, 2014), ou encore de trajectoires ascendantes heurtées vers des métiers plus « qualifiés » comme celui d’aide-soignante ou d’infirmière par exemple. Ce métier aux contours flous mérite en lui- même qu’on s’attarde sur les changements qu’opère l’évolution des qualifications (les nouveaux diplômes, comme en France leDEAVS puis le DEAES, ont-ils eu de réels effets de reconnaissance ?) ainsi que sur la distinction entre les différentescatégories, comme « aides à domicile » et « auxiliaires de vie » qui, si elles sont claires sur les fiches de paie, ne le sont pas forcément sur le terrain et dans les subjectivités des travailleuses. Il s’agira donc de réfléchir aux logiques d’identification professionnelle des aides à domicile au croisement de leurs trajectoires et de l’évolution institutionnelledu métier. Le positionnement social des aides à domicile peut également être interrogé en lien avec leurs situationsmatrimoniales (avec qui sont-elles en couple ?), leur expérience de genre (comment se positionnent les hommes exerçant ces métiers ? comment les femmes vivent-elles leur assignation au soin dans l’exercice quotidien de leur métier ?) ou/et de racialisation (quels préjugés et discriminations ces travailleuses peuvent-elles subir ? Comment yréagissent-elles ?) et, plus largement, leur rapport au monde et leurs styles de vie. Il s’agit finalement d’essayer de mieux comprendre qui sont les aides à domicile aujourd’hui en France et au-delà.
Axe 2 : Politiques publiques et droit
La manière dont les États sociaux européens financent et organisent l’aide à domicile a connu des changementsmajeurs depuis une vingtaine d’années, avec notamment le développement d’instruments d’action publique supranationaux, nationaux et locaux visant à soutenir et organiser des marchés de services d’aide (Brennan et al.,2012 ; Farris et Marchetti, 2017 ; Le Bihan, Da Roit et Sopadzhiyan, 2019 ; Ledoux, Shire et van Hooren, 2021 ; Mercille, 2024). En parallèle, les droits des travailleuses ont parfois été transformés dans les textes, législatifs, réglementaires ou par le dialogue social (Borelli, 2020 ; Jaehrling, 2020 ; Ledoux et Krupka, 2021 ; Sánchez-Mira, Olivares et Oto, 2021). Les instruments de politiques publiques gouvernant ces marchés et les configurations d’acteurs qui les décident « en haut » sont cependant très différents d’un pays à l’autre, entrant souvent en correspondances avec les régimes des politiques du social care3, d’emploi et de migration. Comment les différentes politiques et droits concernant directement ou moins directement les aides à domicile ont-ils été négociés, adoptés et sont-ils interprétés par celles et ceux les ayant introduits « dans les textes » ? Comment ces différentes règles sont-elles appropriées à la fois par celles et ceux chargé∙es de les mettre en œuvre et par leurs destinataires finaux : les aides à domicile, les personnes âgées et leurs proches ? Alors que nombre de travaux ont déjà souligné les effets despolitiques publiques et du droit sur les conditions de travail et d’emploi des aides à domicile (Devetter, Dussuet et Puissant, 2023), les communications pourront se concentrer sur leur mise en œuvre et leur réception (Revillard, 2018) par les aides à domicile, en s’intéressant à la fois au rapport subjectif et aux pratiques qu’ils entrainent, y compris dans des contextes nationaux extra-hexagonaux. Dans le prolongement des travaux d’Adelle Blackett (Blackett, 2019 ; Delpierre, 2021; de Muñagorri et Poblete, 2021), les communications pourront se demander dans quelles conditions et dans quelle mesure les politiques publiques et le droit dans l’aide à domicile peuvent constituer des contraintes ou des ressources dans la construction des identités, des valeurs, des attitudes mais aussi des pratiques professionnelles. On pourra également se demander quels intermédiaires (Talesh et Pélisse 2019) permettent de mieux connaitre, interpréter et saisir le droit s’appliquant dans le secteur. Quelle place le droitoccupe-il à côté d’autres types de normes dans l’orientation des pratiques des actrices et acteurs ?
Axe 3 : Condition de travail et santé au travail
Les aides à domicile sont exposées à de multiples risques professionnels, en lien avec la nature, l’environnement et l’organisation de leur travail : risques routiers (accidents liés au déplacements chez les bénéficiaires) ; accidents et pathologies liés à la manutention de charges (déplacement de matériel et de mobilier, manipulation des personnes) ; troubles musculo-squelettiques liés aux gestes répétitifs et aux postures contraignantes ; risque de chutes de plain-pied et de chute de hauteur ; risque infectieux (proximité et contact avec des personnes malades) et risque chimique(produits d’entretien) ; risques psycho-sociaux (charge émotionnelle, organisation du travail, isolement) (INRS, 20234).Ainsi, le secteur de l’aide à domicile connait un fort niveau de sinistralité. Cependant, la prise en compte des risques professionnels dans le secteur de l’aide à domicile peine à émerger, notamment du fait de l’invisibilisation de lapénibilité des emplois féminins, qui ne correspondent pas aux normes du salariat classique (Dussuet, 2013 ; Messing, 2000). En outre, ce secteur se caractérise par une forte précarité des emplois, liée, en France, à la prédominance des temps partiels voire très partiels et aux bas salaires. Des travaux mêlant approches quantitatives et qualitatives ont permis de prendre la mesure de cette pénibilité du travail (OCDE, 2020 ; Devetter et al ., 2023). Ces travaux ont aussi souligné la forte hétérogénéité des conditions de travail et d’emploi selon les échelons infranationaux (départements), selon le type d’employeur∙se et l’importance du travail gratuit dans le secteur (ibid.) en France et à l’étranger, même si les régimes d’emploi dans le social care varient de manière importante en Europe (Simonazzi, 2009 ; Giordano, 2022 b). La psychodynamique du travail nous invite à penser la souffrance au travail en lien avec l’organisation du travail.Son application au secteur de l’aide à domicile permet de comprendre les contradictions vécues par lesprofessionnelles de l’aide et du soin, entre contraintes organisationnelles et éthique du care (Molinier, 2021 ; Le Roy, Puissant, Vatan, 2022). Ainsi, des propositions pourront s’intéresser à la façon dont les aides à domicile font face à ces injonctions contradictoires.
Cette pénibilité du travail conduit à une forte usure voire à un épuisement professionnel (Messaoudi, Farvaque,Lefebvre, 2011) qui explique en partie les temps partiels et les carrières heurtées5. Que sait-on de l’état de santé des aides à domiciles ayant vécu une carrière complète au moment de leur arrivée à la retraite ? Lorsqu’elles sontreconnues inaptes à leur travail, quelles sont leurs possibilités de reclassement et/ou comment font-elles face au risque de désinsertion professionnelle ? Quelles pratiques les aides à domicile déploient-elles parfois pour faire face à cette pénibilité ? Les aides à domicile embauchées par des particuliers- employeur∙ses ont-elles plus ou moins de marges de manœuvre pour adapter leur travail ? Comment font-elles pour gérer la plus faible protection (revenu de remplacement) en cas de maladie, d’AT/MP, etc. ?
La fréquence et la durée des arrêts de travail pose aussi un certain nombre d’enjeux dans les services d’aide à domicile (continuité du service, gestion des ressources humaines, gestion des plannings, turn-over, etc.). Comment les structures employeuses font-elles face au nombre élevé d’accidents du travail, d’arrêts maladie et de maladies professionnelles ? Quelles sont les mesures mises en œuvre (formations, médecine du travail, gestion des arrêts de travail, etc.) ? Si l’on dispose de données concernant les salariées des prestataires et des particuliers, qu’en est-il des autres formes de mise au travail dans l’aide à domicile, comme celles des plateformes, dont le nombre croit en Europe ? D’autre part, entre employeur∙ses et aides à domicile, quels rôles jouent l’ensemble des professionnels du secteur – encadrement intermédiaire, coordinateur·ices, travailleur·euses médico-social, ergothérapeute, etc. – dans l’amélioration des conditions de travail des aides à domicile ?
Axe 4 : Relations de travail
En plus des relations entre travailleuses de terrain et personnel d’encadrement intermédiaire et direction, ce secteuroffre l’opportunité de multiplier les analyses des interrelations au travail. Travaillant au domicile de personnes âgées dépendantes ou de personnes en situation de handicap, les aides à domicile sont souvent décrites comme destravailleuses isolées car elles n’ont pas de relations quotidiennes avec leurs collègues, mise à part quand elles sevoient au café (Avril, 2014) ou quand les structures employeuses organisent des temps collectifs, souvent jugés insuffisants par les travailleuses. Elles sont néanmoins en relation avec les bénéficiaires, les familles et avec d’autres professionnel·les (infirmières, médecins, assistantes sociales, aides ménagère, aides-soignantes, ergothérapeutes,etc.). Ces relations peuvent être marquées par des rapports de pouvoir qui leur sont défavorables du fait des tâches effectuées (le « sale boulot »), des différences de diplôme et/ou de relations hiérarchiques, formelles ou informelles.Cette perception des aides à domiciles comme les
« dernières roues du carrosse » dans les équipes d’intervenant∙es à domicile ne rend néanmoins pas compte desmarges de manœuvre et du pouvoir circonstancié qu’elles peuvent conquérir du fait de leur position, certes dominée, mais néanmoins centrale. Cet axe vise à réfléchir aux formes, logiques et dynamiques de pouvoir de ces relations entre aides à domicile, bénéficiaires, aidant∙es et autres intervenant∙es dans la prise en charge à domicile.
Au domicile, il n’est pas rare que des espaces de négociations entre proches, bénéficiaires et travailleuses émergent, qu’il s’agisse de s’entendre sur « le bon soin » ou sur les conditions de travail et de salaire. Par exemple, en quoi lemilieu social du bénéficiaire joue dans la place qui est donnée aux aides à domicile ? On sait que dans le secteur du particulier employeur, certaines familles de milieu social très aisé peuvent associer les intervenantes à des domestiques (Delpierre, 2022) et que d’autres, peu habituées à être employeur∙se, peuvent au contraire être très mal à l’aise face au pouvoir exercé (Meuret-Campfort, 2017). Les ressources sociales, culturelles et économiques propresdes aides à domicile sont également variées pour faire face à ce face-à-face du domicile. Cet axe invite ainsi des communications adoptant le point de vue des aides à domiciles mais aussi celui des personnes aidées, des familles, des aidant∙es, des autres professionnel·les du domicile.
Axe 5 : Articulation des espaces et des temps sociaux
L’appel à communication s’adresse également aux recherches explorant l’insertion des salariées de l’aide à domiciledans des configurations sociales au-delà du cadre professionnel, telles que familiales ou locales. Ces contextes révèlent souvent leur relation au travail. En France, les aides à domicile les moins insérées socialement peuvent s’investir de manière excessive dans leur travail (Avril, 2014). Qu’elles soient bien insérées ou non, elles doivent jongler avec plusieurs temps sociaux : préparation, trajets, coordination, et souvent des temps d’attente non considérés comme du travail. Les horaires fragmentés et changeants, au gré des bénéficiaires, sont fréquents, tant en Francequ’à l’étranger (Hayes 2023). Dans d’autres pays, comme l’Italie ou dans certains cas en Allemagne, les aides àdomicile vivent parfois sur leur lieu de travail en tant que « living care workers » et retournent chez elles après plusieurs semaines ou mois passés auprès des personnes âgées (Van Hooren 2012).
Les aides à domicile, employées par des prestataires ou des familles pour intervenir chez plusieurs bénéficiaires, voient souvent leurs plannings modifiés à la dernière minute, ce qui complique l’articulation des rôles sociaux au travail et hors travail. Celles employées par les familles sont particulièrement exposées à l’incertitude, en raison de l’imprévisibilité de la relation d’emploi (décès ou entrée en maison de retraite des personnes aidées). Comment ces salariées gèrent-elles ces conditions de travail fluctuantes et ces articulations complexes entre temps et lieux ? Parallèlement, quelles stratégies patronales légitiment et font accepter ces horaires morcelés ? Le rôle des encadrements intermédiaires dans la gestion des plannings est aussi crucial (Chevalier, 2023). Des recherches sur la mesure du temps de travail et ses enjeux de rémunération seront bienvenues, notamment des contributions juridiques sur le temps partiel annualisé ou d’autres dispositifs similaires. Enfin, les impacts de la méthode Buurtzog sur les conditions de travail des aides à domicile seront également appréciées.
Le secteur de l’aide à domicile, en plus de s’avérer être un excellent laboratoire pour appréhender de nouvelles formes de management ou de nouvelles dispositions juridiques, permet également de questionner à nouveau frais lesmobilités géographiques domicile-travail (Sigaud, 2019). La variabilité des temps et des espaces de travail exhorte les salariées à aménager des stratégies spécifiques pour mieux gérer ces déplacements. De quelle manière le hors-travail s’invite-t-il dans cette gestion quotidienne ? Par ailleurs, entre deux temps d’interventions trop espacés dans la journée pour pouvoir les enchaîner, quels lieux ces travailleuses investissent-elles pour patienter ? C. Avril a bien montré l’importance de la maîtrise des localités pour s’accommoder plus facilement de ces horaires atypiques, mais toutes les salariées n’ont pas l’opportunité de faire valoir un capital d’autochtonie. La question de l’articulation des temps au travail, hors travail et entre le travail s’impose dès lors que l’on s’intéresse à ce secteur d’activité.
Axe 6 : Luttes syndicales, résistances individuelles et collectives
Alors même que les mobilisations collectives peuvent apparaître comme improbables dans un secteur d’activité marqué par l’isolement au travail, la faiblesse des revenus, les temps de travail atypiques et les statuts d’emploi, tel n’est pas le cas. Des dynamiques d’implantation syndicale et de luttes ont marqué ce secteur depuis une vingtaine d’années, tant à l’échelle locale que nationale et supranationale, en France comme à l’étranger (Avril 2009, Béroud 2013, Garabige 2017 ; Blackett 2019). Il s’agira alors moins de questionner le caractère improbable de cesmobilisations que les facteurs et les processus qui les rendent au contraire possibles, les formes qu’elles prennent, les alliances éventuelles nouées avec d’autres acteurs.
Les travaux sur les formes d’action dans ce secteur ont notamment pointé l’importance de la création d’espaces collectifs, physiques ou virtuels (pages Facebook, groupes WhatsApp…), en lien ou en dehors des syndicats, permettant de mettre en commun les expériences de travail, de renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe professionnel, avant même d’élaborer des revendications collectives (Bauer et Cranford 2017 ; Rogalewski 2018). Ils ont également souligné les difficultés d’imputer des responsabilités aux directions de structures, en particulier dans le secteur associatif avec la présence de bénévoles dans les conseils d’administration qui vient brouiller la figure del’employeur∙se. Ce sont ainsi le plus souvent les pouvoirs publics qui sont interpellés en tant que principaux financeurs et organisateurs du secteur. Les relations professionnelles prennent ainsi une forme à la fois classique – via l’amélioration des conventions collectives – et relativement atypique, avec la nécessité d’impliquer également les pouvoirs publics. Afin de prolonger ces premiers acquis de la recherche, plusieurs questionnements pourraient être investis.
Il s’agirait tout d’abord de revenir sur les possibles leviers de l’action syndicale et sur les enjeux des relations professionnelles dans le secteur. À quel point les négociations que mènent les directions des fédérations syndicalesprofessionnelles concernées, en particulier dans le cadre des conventions collectives, sont-elles connues des salariéesdu secteur et même des équipes syndicales ? Quelles sont les actions déployées par les syndicats, notamment sur une base territoriale, pour soutenir les syndiquées du secteur ? À quel type d’accord conduisent les négociations menées au niveau des associations et des entreprises et à quel point le rôle de la branche demeure-t-il déterminant ? À quel point certaines directions de structures, dans le champ associatif, jouent-elle un rôle de relais ou d’alliés pourles revendications des salariées ?
On pourra aussi se demander comment l’action syndicale peut s’inscrire dans la durée dans ce type de secteur, en raison de la pénibilité et de la charge de travail mais aussi de la discrimination syndicale. Peut-on repérer des formes de cumulativité dans l’action syndicale, des transferts d’expérience entre équipes syndicales ? Quel rôle jouent les instances de représentation du personnel ? En France, la mise en place des comités sociaux et économiques (CSE) a-t-elle contribué à un renforcement de la présence syndicale dans les structures employeuses de l’aide à domicile ?Peut-on y repérer un rôle actif des Commissions santé sécurité et conditions de travail (CSSCT) quand elles existent, en substitution aux CHSCT ? Ce premier questionnement relatif aux relations professionnelles et à l’action syndicale gagnerait bien sûr à être déployé de façon comparative, en rendant compte d’expériences syndicales dans l’aide à domicile menées dans d’autres pays.
Un deuxième volet de questionnements pourrait porter sur les formes individuelles de résistance au travail, en ouvrant la discussion sur la façon de définir celles-ci. Il s’agirait de rendre compte des pratiques mises en œuvre par les aides à domicile soit pour redéfinir en actes la façon de prendre en charge certaines tâches, soit pour en éviter certaines.Comment les travailleuses du secteur définissent-elles des limites par rapport à ce qui leur paraît acceptable ou non ? Où trouvent-elles des ressources par rapport aux dilemmes qu’elles rencontrent ? Repérer la diversité des formesd’accommodement, mais aussi de transgression des consignes, de redéfinition de celles-ci, invite également à comprendre les processus par lesquels les résistances individuelles deviennent des enjeux et des pratiques collectives. Il s’agira dès lors de comprendre comment émergent éventuellement des espaces de collectivisation desexpériences en dehors des syndicats à l’image du « collectif national de la force invisible des aides à domicile ». Cette entrée par les pratiques individuelles pourrait également permettre de questionner le rapport à l’action collective et plus particulièrement à la grève dans des situations où la dépendance des bénéficiaires est forte et se traduit en termes de responsabilité morale sur les salariées.
Un troisième volet de questionnement pourrait porter sur les trajectoires d’engagement : afin de revenir sur les dispositions et les expériences passées ou dans d’espaces sociaux qui favorisent celui-ci, mais aussi ce que l’engagement apporte aux salariées. Le fait de prendre la parole, de s’organiser, d’éventuellement se syndiquer s’accompagne-t-il d’une transformation du regard porté sur les pratiques professionnelles ? Peut-on repérer des processus de politisation au travail (Béroud, Doumenc, 2025) ?
Axe 7 : Les enjeux méthodologiques des recherches sur le travail dans l’aide à domicile
Les propositions de communication de cet axe préciseront les enjeux méthodologiques. Les communiquant∙es sont invité∙es à revenir de manière réflexive sur les méthodes employées afin d’en expliquer les effets sur les différentes phases de l’enquête. Selon qu’on utilise des méthodes quantitatives ou qualitatives, quelles sont les difficultésrencontrées dans l’accès au terrain ou aux données statistiques ? Qu’est-ce qu’une réflexion sur ces difficultés peut apporter à l’analyse du travail dans le secteur de l’aide à domicile ?
Deux spécificités inhérentes à ce secteur d’activité doivent être soulignées : le rôle central des pouvoirs publics dans lastructuration du secteur ; le fait que le lieu de travail coïncide avec le domicile des bénéficiaires.
Comment ces deux aspects affectent-ils le déroulement de la recherche ? S’agissant d’un secteur fréquemment touché par des réformes, parfois à retardement, on s’interroge sur les difficultés d’enquêter dans des telles conditions. Quelles dynamiques liées à l’emploi et au travail les statistiques permettent-elles de cerner ? Quid de la quantification de phénomènes structurels tels que le turn-over de la main-d’œuvre ? Que reste-t-il dans l’ombre ? Comment mener des comparaisons internationales alors que la construction des statistiques et la délimitation du secteur est différente d’un pays à l’autre ? Revenir de manière réflexive sur la méthodologie suppose aussi d’interroger la manière dont on rentre en contact avec des acteurs clefs comme les organisations patronales, les syndicats salariés ou encore les administrations publiques.
Les contributions s’intéresseront aussi à ce qui complique l’observation du travail lorsque ce dernier a lieu dans l’intimité des foyers des bénéficiaires (Avril, Cartier, Serre, 2010). Si l’observation paraît difficile, on peut s’interroger sur les différentes manières de susciter des récits auprès des différents acteurs tels que les salariées, les bénéficiaires ou encore les responsables de SAAD ou de plateformes. Comment saisir les spécificités du travail émotionnel(Burnay, Pierre, 2024) ? Comment « accéder » au vécu du travail de ces salariées lorsqu’ elles subissent du racisme, du sexisme ou encore des violences sexuelles au travail ? Comment établir une relation permettant de mettre enconfiance les personnes ? On sait que le fait d’être considéré∙es par les enquêté∙es comme des hommes ou des femmes, noires, blanc∙hes ou arabes, jeunes, âgé∙es ou encore issu∙es des classes supérieures engendre des effets sur la manière dont les enquêté∙es se prêtent au jeu de l’enquête. Quelles sont les conséquences sur les résultats dela recherche ? Les contributions proposant une analyse de ce que la position sociale du ou de la chercheur∙se fait à la recherche, et sur les méthodes employées pour l’objectiver dans ce secteur, seront les bienvenues. L’invitation estaussi faite aux équipes de recherche qui combinent méthodes quantitatives et qualitatives de revenir sur les enjeux liés à ce choix.
Souvent un angle mort de la réflexion sur la méthodologie de la recherche, la question de la restitution des résultats de l’enquête demeure centrale pour l’étude des mécanismes d’un secteur traversé par des dynamiques qui touchentune multitude d’acteurs. Comment prendre en compte les attentes des aides à domiciles, des partenaires sociaux et ou des groupes mobilisés ? Comment préserver et protéger les aides à domicile dans cette phase de restitution ?Quelles formes de restitutions sont privilégiées et pour quelles raisons ? Comment la possibilité d’une éventuelle récupération est-elle posée et comment y répondre ? Quelle place est-elle accordée aux financeurs des études dans les stratégies de restitution ?
Modalité de soumission des propositions de communication :
Les communications attendues devront détailler les résultats d’une enquête individuelle ou collective pouvant relever de différentes disciplines (sociologie, science politique, droit, histoire, géographie, psychologie sociale, anthropologie, économie). Elles pourront s’inscrire dans un ou plusieurs axes du présent appel. Les propositions de communication (de 3000 signes environ + un titre + données institutionnelles sur les auteur∙es) présenteront clairement la question derecherche, les sources et les matériaux utilisés, la méthodologie employée ainsi que les outils d’analyses mobilisés.
Les propositions sont à envoyer jusqu’au 24 janvier 2025 à l’adresse : reseau.tradom@gmail.com
Le comité d’organisation décidera des communications retenues pour mi-février et les journées auront lieu les 12 et 13 juin à Lyon.
Le comité d’organisation est composé des membres de l’équipe TRADOM : Sophie Béroud (Université Lumière Lyon-2, Triangle) ; Saphia Doumenc (Ires, Triangle), Laura Durand (Université Gustave Eiffel, ACP), Marion Gaboriau (Université Clermont Auvergne, LESCORES), Chiara Giordano (ULB, GERME), Clémence Ledoux (Nantes Université,DCS), Eve Meuret-Campfort (CNRS, CENS) et Cristina Nizzoli (Ires).
Bibliographie
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Peindre les nourrices au XIXe siècle
Hélène Zanin,”La représentation des nourrices dans l’espace public : figures singulières du travail dans la peinture de la deuxième moitié du XIXe siècle”, Images du travail, travail des images, 2023, 15,
La représentation des nourrices parisiennes est un motif récurrent de la peinture de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les nourrices sur lieu sont le plus souvent mise en scène dans des espaces caractéristiques du décor urbain transformés par Haussmann, comme les espaces verts et les boulevards. Ces figures anonymes de la maternité et de la domesticité redoublent le pittoresque des lieux et participent à leur idéalisation. Or, ces images peintes déforment la réalité de leur activité laborieuse. Elles occultent la violence et le contrôle qui s’exercent sur les nourrices et donnent au lieu commun un pouvoir normatif.
Pour retrouver cet article, c’est par ici.
Françoise Ega, chroniqueuse des domesticités antillaises
Lettres à une Noire. Récit antillais, Lux, Montréal, 2021, 296 p.
Au milieu des années 1950, Françoise Ega, affectueusement connue sous le nom de Mam’Ega, quitte ses Antilles natales pour s’installer à Marseille. La trentaine, diplôme de dactylographie en main, elle découvre rapidement la réalité vécue par ses “sœurs” antillaises, souvent employées comme domestiques dans les grandes maisons bourgeoises de la ville. Ces récits, empreints de luttes et de douleurs, éveillent en elle un désir de comprendre et de témoigner.
Entre 1962 et 1964, Mam’Ega décide de se faire embaucher elle-même comme domestique. À travers cette expérience, elle rédige méticuleusement des chroniques dans ses cahiers d’écolière, levant le voile sur la réalité quotidienne de l’exploitation des travailleuses domestiques. Ses écrits, véritables témoignages de l’intérieur, dévoilent les mécanismes du racisme, du sexisme, et les dynamiques capitalistes et colonialistes qui régissaient la vie à Marseille dans les années 1960.
Ses mots nous parviennent aujourd’hui comme une puissante chronique sociale, féministe et intersectionnelle. Introuvable depuis quelques années, la réédition de ce texte, publié par L’Harmattan en 1978 et ici préfacé par Elsa Dorlin et permet de (re)découvrir le regard précieux de Mam’Ega, aussi auteure des livres Le Temps des madras (1966) et L’alizé ne soufflait plus (2000), également chez L’Harmattan.
Reprise du séminaire Domestic(ités)
Le Séminaire Domestic(ités) reprend pour sa septième année dès janvier prochain, sous un nouveau nom : Espaces et domesticités. Il est désormais coorganisé par Lilite Rossignol (LVMT), Emily Egan (ACP) et Laura Durand (ACP).
La première séance sera consacrée à la présentation des objets de recherche des nouvelles organisatrices, offrant une discussion sur les enjeux de l’analyse des domesticités par l’espace, ainsi que sur la contribution de cette analyse aux approches spatiales. Les organisatrices auront le plaisir d’accueillir Christelle Avril, cofondatrice du séminaire avec Ranime Alsheltawy et Daphnée Caillol, qui proposera une mise en perspective des objectifs et enjeux théoriques du séminaire à sa création, face aux nouvelles orientations envisagées.
Toujours sous la forme d’une séance de deux heures par mois en format hybride, la partie présentielle du séminaire se tiendra désormais à l’Université Gustave Eiffel (Auditorium Cécile Poisson ou Copernic), à Champs-sur-Marne (77420). Il sera également possible d’assister et de participer aux échanges en visioconférence. Un lien sera diffusé par e-mail la semaine précédant chaque séance.
Images de nourrices. Un week-end de découvertes et de conférences en Bourgogne
AAC Sociologie du Travail: Intermédier les services domestiques
Numéro thématique coordonné par
Hélène Malarmey et Olivier Pilmis
Échéance : le 15 avril 2025
Résumé
Des bureaux de placement du XIXe siècle aux réseaux familiaux ou amicaux, et aujourd’hui aux plateformes numériques, les intermédiaires sont loin d’être une nouveauté dans le monde des services domestiques. Les recherches qui prennent le travail domestique pour objet occultent pourtant souvent ces mécanismes d’intermédiation. L’une des ambitions de ce numéro thématique est de combler ce manque en interrogeant les effets sur les services domestiques d’une intermédiation chargée, selon les cas, de la mise en relation, du recrutement, de la salarisation ou du management. Déplace-t-elle, supprime-t-elle ou, au contraire, reconduit-elle ces frontières entre, d’une part, relations intimes et relations économiques et, d’autre part, personnalisation (d’un travail souvent réalisé au domicile) et standardisation (généralement associée aux activités peu qualifiées) ? En quoi l’intermédiation modifie-t-elle le contenu du travail et les normes professionnelles ? L’appel distingue trois axes, que les contributions pourront explorer de manière croisée ou traiter séparément : 1) le rôle le plus apparent d’un intermédiaire du marché du travail, à savoir la mise en relation de l’offre et de la demande ; 2) les effets de l’intermédiation sur la segmentation, la stratification ou encore la professionnalisation du marché des services domestiques ; 3) les contours de l’intermédiation — depuis son façonnage par les politiques publiques et acteurs économiques jusqu’aux situations contemporaines de désintermédiation.
Modalités de réponse et calendrier
Les propositions d’articles, d’un volume total compris entre 65000 et 75000 signes, sont attendues le 15 avril 2025 au plus tard.
Les articles seront entièrement anonymisés selon les modalités exposées sur le site internet de la revue, les coordonnées des auteurices étant renseignées séparément, dans le formulaire de soumission disponible à la même adresse :https://www.sociologiedutravail.org/Proposer-un-article.
Les articles feront l’objet d’une évaluation anonyme selon la procédure en vigueur au sein du comité de rédaction de Sociologie du travail. Les échéances pour d’éventuels remaniements des articles retenus seront précisés au cours des différentes étapes du processus. La parution du numéro spécial est prévue au second semestre 2026.
La sélection des contributions et leur évaluation étant anonymes, les auteurices ne doivent pas contacter les coordinateurices du numéro ni les membres du comité de rédaction mais bien soumettre leurs articles via le site internet de la revue.
Texte de l’appel à propositions
Alors que l’emploi domestique semblait amené à disparaître (Coser, 1973 ; Chaplin, 1978), il est en pleine expansion depuis les années 1990, si bien qu’on évoque parfois un « retour des domestiques » (Carbonnier et Morel, 2018). Définie comme l’ensemble des activités ou situations dans lesquelles une personne est rémunérée pour effectuer les tâches domestiques (ménage, garde d’enfants, aide à domicile, etc.) pour des ménages autres que le sien, la domesticité prend aujourd’hui des formes variées : de l’emploi à temps plein chez une famille (Ibos, 2012 ; Delpierre, 2022) à une situation de multi-employeurs ou bénéficiaires (Avril, 2014), d’emplois déclarés à des emplois « au noir », de prestations polyvalentes aux tâches spécialisées (Cousin et Chauvin, 2019 ; Malarmey, 2023). Si la domesticité n’est donc plus une « catégorie négligée par la recherche » (Destremau et Lautier, 2002), elle est principalement abordée au prisme des rapports entre les employé·es et celles et ceux qui les emploient (Sarti, 2014), ce qui occulte les mécanismes d’intermédiation qui président largement à la rencontre de l’offre et de la demande de services domestiques.
Pourtant, les intermédiaires sont loin d’être une nouveauté dans le monde des services domestiques. Au XIXe siècle, cette activité était prise en charge par des bureaux de placement, des réseaux formels ou informels, religieux ou syndicaux (Martin-Fugier, 1979 ; Jung, 2017). De nos jours, cette intermédiation repose toujours sur la mobilisation de réseaux familiaux ou amicaux, mais aussi sur la mise en place d’espaces de rencontre concrets, qu’ils soient physiques (associations, organismes publics ou entreprises privées) ou virtuels comme les plateformes numériques spécialisées dans les services domestiques (Teke-Laurent, 2023). Comme sur d’autres pans du marché du travail, les intermédiaires facilitent la mise en relation d’une offre et d’une demande dans un contexte d’incertitude.
Les services domestiques ont néanmoins ceci de particulier qu’ils supposent la réalisation d’un travail qui pénètre dans les foyers, illustrant l’articulation des relations intimes et économiques (Zelizer, 2005). Ils se caractérisent également par une forte personnalisation : il s’agit de choisir la personne qui aura les clés du domicile ou à laquelle les enfants seront confiés plusieurs heures par semaine. Mais, du point de vue des travailleur·euses, cette intrusion au sein des foyers est propice à l’exercice d’une « domination rapprochée » (Memmi, 2003) qui a longtemps contribué à soustraire ce secteur au droit du travail et à la sphère publique.
Cette forte personnalisation apparente les services domestiques à une « économie de la qualité », sur laquelle la singularité des biens s’accompagne d’une opacité rendant difficile l’échange (Karpik, 1989 ; Musselin et al., 2002). Paradoxale dans le cas d’activités peu ou pas qualifiées et, à ce titre, souvent considérées comme standardisées, cette personnalisation se combine avec une faible professionnalisation de ses acteurs. La clientèle, si elle a des attentes fortes, est souvent dépourvue d’expérience d’embauche de main-d’œuvre, et doit apprendre « sur le tas » à se faire servir (Meuret-Campfort, 2017). De leur côté, les travailleur·euses mettent à profit une partie de leur expérience du travail domestique pour s’ajuster aux attentes et demandes des personnes qui les emploient.
L’une des ambitions de ce dossier thématique est d’interroger les effets sur cette configuration d’une intermédiation chargée, selon les cas, de la mise en relation, du recrutement, de la salarisation, du management. Déplace-t-elle, supprime-t-elle ou, au contraire, reconduit-elle ces frontières entre, d’une part, relations intimes et relations économiques et, d’autre part, personnalisation et standardisation ? De ce point de vue, en quoi l’intermédiation modifie-t-elle le contenu du travail et les normes professionnelles ? Introduire les figures d’intermédiaire dans l’analyse des services domestiques invite à symétriser la relation entre employeur·euses et travailleur·euses pour ne pas la réduire à de simples rapports de domination et d’exploitation. Outre l’intérêt pour ce que l’intermédiation produit sur les emplois et services domestiques eux-mêmes, une autre ambition du dossier est de documenter le travail des intermédiaires. Cela suppose de s’intéresser tant aux tâches quotidiennes des tiers en charge de l’intermédiation qu’aux acteurs économiques et politiques qui interviennent dans l’organisation et la régulation du marché.
Les contributions réunies dans ce dossier pourront s’attacher à la mobilisation d’intermédiaires formels et informels, marchands ou non. La focale pourra couvrir un spectre menant des échelles les plus locales (réseaux familiaux ou de voisinage) jusqu’aux plus internationales (où s’organisent les flux de travailleurs et travailleuses domestiques en contexte de mondialisation), afin de présenter des connaissances originales aussi bien sur le monde des services domestiques que sur les enjeux d’intermédiation. Les comparaisons sont encouragées, aussi bien entre les formes d’intermédiation (e.g. formels et informels, agences versus associations), qu’entre les secteurs (mettant le cas des services domestiques en regard avec d’autres), les espaces (villes, régions, pays) ou entre les périodes. Trois axes ont été distingués, que les contributions pourront explorer de manière croisée ou traiter séparément. Il s’agit d’abord de décrire le rôle le plus apparent d’un intermédiaire du marché du travail, à savoir la mise en relation de l’offre et de la demande. Sont ensuite interrogés les effets de l’intermédiation sur la segmentation, la stratification ou encore la professionnalisation du marché des services domestiques. Un dernier axe s’attache aux contours de l’intermédiation, de son façonnage par les politiques publiques et acteurs économiques aux situations contemporaines de désintermédiation.
Axe 1. L’intermédiation comme travail de l’appariement
Le premier axe se concentre sur les figures d’intermédiaires, en tant qu’elles facilitent la rencontre de l’offre et de la demande de travail domestique : comment parviennent-elles à dissiper l’opacité qui règne sur ce marché ? Cette rencontre peut reposer sur un large éventail de procédés, allant des conseils et recommandations obtenues auprès de proches ou de membres de la famille, supposées désintéressés, aux méthodes réputées « objectives » mises en œuvre par des entreprises privées. Au moyen de quels outils, de quelles catégories, de quelles conventions ces intermédiaires évaluent-ils, d’une part, les compétences des travailleurs et des travailleuses et, d’autre part, les exigences de la clientèle ? Parviennent-ils à fidéliser une offre et une demande versatiles ? Quelles sont les conséquences d’une erreur de recrutement selon le type d’intermédiation mise en œuvre ?
L’intermédiation n’est toutefois pas un opérateur neutre de mise en relation entre l’offre et la demande : elle les informe également. Les intermédiaires « travaillent le marché » : ils définissent et qualifient les objets de l’échange (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997 ; Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000). Professionnels ou de circonstance, les intermédiaires mobilisent leur connaissance du marché des services domestiques pour sélectionner la clientèle et la main-d’œuvre, puis pour ajuster leurs attentes. Ceci repose notamment sur un travail d’interprétation et de traduction des demandes floues et ambiguës de leurs clients (Cardon, 2016). Dans le cas des services domestiques, cet aspect de l’intermédiation est d’autant plus crucial que les client·es expriment souvent des attentes sociales, scolaires, genrées ou encore raciales importantes, qui doivent demeurer implicites afin d’échapper au soupçon de discrimination à l’embauche. Comment l’intermédiation contribue-t-elle à requalifier, modeler, ou faire renoncer à certaines attentes afin d’ajuster la demande à leurs contraintes ? L’intermédiation « dépossède »-t-elle alors les usagers de leurs attentes ? Contribue-t-elle à uniformiser les différentes formes de services domestiques, notamment par l’utilisation indifférenciée d’outils numériques visant par exemple à mesurer la satisfaction des client·es ? Ou les intermédiaires se muent-ils en « porte-parole » des client·es auprès des travailleur·euses, et des travailleur·euses auprès des client·es, en leur fournissant des moyens d’expression et d’action (Dubuisson-Quellier, 1999) ?
Axe 2. L’intermédiation, agent de la segmentation et de la professionnalisation
Le « travail du marché » que réalisent les intermédiaires ne porte pas seulement sur les relations entre les travailleur·euses domestiques et les client·es ; il consiste aussi, plus largement, à construire, organiser et animer le marché pour ces services. Appréhender le cas des services domestiques à l’aune de ses intermédiations peut ainsi permettre de rendre compte de ses segmentations et de ses hiérarchies. Ainsi, le recours à tel type d’intermédiation (recomman¬dation, agences privées, associations, plateformes numériques, mais aussi entre intermédiaires spécialisés dans un certain type de service domestique ou, au contraire, généralistes) plutôt qu’à tel autre peut se comprendre par référence à certaines propriétés sociales — qui pourront être explorées. Les intermédiaires formels et marchands occupent les devants du marché international avec une offre qui couvre parfois de nombreux pays dits des Nords (Bakan et Stasiulis, 1995 ; Hochschild, 2004), tandis que les réseaux familiaux et nationaux participent plus informellement au déplacement de flux de travailleur·euses domestiques, des Suds aux Nords, mais aussi entre les Suds (Jacquemin, 2009 ; Ibos, 2012). Cela invite à faire porter le regard sur les formes de concurrence qui s’exercent entre les intermédiaires.
Dans un contexte d’effacement progressif de la figure de l’employeur (Baumann et al., 2016) et dans un monde des services domestiques marqué par l’inexpérience de nombreux employeurs et employeuses, le recours à un tiers auquel sont déléguées des responsabilités juridiques ou administratives de gestion du contrat de travail, d’organisation des prestations (Malarmey, 2023) mais aussi, dans le cadre de migrations professionnelles, d’aide à l’obtention de permis de travail ou encore à l’installation dans le pays ou la région d’immigration, interroge la distinction entre « intermédiaires » et « employeur·euses » de services domestiques. L’intervention de ce tiers extérieur modifie-t-elle la relation de service jusqu’à en faire une relation d’emploi dans laquelle l’intermédiaire détient le rôle d’employeur, dans le cadre de « services prestataires » (Dif-Pradalier et Roux, 2022) ? Comment les situations de travail domestique intermédiées composent-elles avec le droit du travail ? Les intermédiaires constituent-ils des « intermédiaires du droit » (Talesh et Pélisse, 2019) qui traduisent, mettent en œuvre, mobilisent, voire produisent des règles légales et, finalement, assurent un respect plus prononcé du droit du travail, ou proposent-ils au contraire des arrangements avec le droit (Sarfati et Schütz, 2022) ? Favorisent-ils la création d’espaces de solidarité, de revendication, de syndicalisation et de mobilisation individuelle ou collective des travailleur·euses domestiques, dont l’activité exercée de manière solitaire est souvent délaissée par les organisations syndicales (Nizzoli, 2015 ; Peugny, 2021) ? Finalement, alors que la relation entre bénéficiaires et pourvoyeurs de services domestiques repose sur des rapports de domination (Rollins, 1990 ; Falquet et al., 2010), le recours à un tiers atténue-t-il ou au contraire exacerbe-t-il cette dynamique ?
Axe 3. Les conditions de l’intermédiation
Comme les autres formes d’intermédiation, celles qui prennent pour objet les services domestiques émergent dans un contexte particulier. Un dernier axe d’interrogation se concentre sur les conditions favorables, ou défavorables, à l’émergence de l’intermédiation. Il s’agit d’abord de faire porter le regard sur les acteurs, politiques, économiques ou autres, qui autorisent, soutiennent, modèlent ou interdisent les activités lucratives sur le marché du travail domestique. Par exemple, les directives européennes ont incité les gouvernements nationaux à mettre en place des politiques de solvabilité des ménages et à encourager la création d’emplois domestiques (Devetter et al., 2015) en direct ou via un tiers. De même, en organisant les flux de main-d’œuvre domestique par des politiques migratoires (Bakan et Stasiulis, 1995 ; Debonneville et Killias, 2019), les États contribuent à encadrer l’offre disponible et l’activité des intermédiaires des services domestiques. Dès lors, comment ces derniers s’immiscent-ils dans ces politiques publiques ? Contribuent-ils à les influencer, d’une manière ou d’une autre ? Les intermédiaires constituent-ils un canal pertinent pour la régulation de ces activités ou, au contraire, représentent-ils un lieu dans lequel une résistance à la régulation est susceptible de s’exprimer ?
Le développement de structures prestataires ou de plateformes numériques proposant la mise en relation directe des travailleur·euses domestiques et de leurs employeur·euses soulève également la question de la persistance de l’intermédiation face au risque permanent de sa disparition. C’est précisément cette promesse paradoxale que formulent de nombreuses plateformes numériques, qui se présentent en « intermédiaires de la désintermédiation » se contentant de mettre en relation l’offre et de la demande. L’apparition de tels modes de mise en relation marque-t-elle une transformation du monde des intermédiaires des services domestiques ? Au contraire, peut-être souligne-t-elle le défi inhérent aux situations d’intermédiation, celui de son possible contournement ? En effet, puisque les services domestiques pénètrent dans l’intimité du foyer, mettant les travailleur·euses et les client·es en contact en dehors de tout contrôle de la part de l’intermédiaire, l’incitation est forte à se passer de ses services au moment de prolonger la relation. Le succès de l’intermédiation la menace alors d’effacement. De quelle manière les bénéficiaires et prestataires de services domestiques organisent-ils cette désintermédiation ? Comment les intermédiaires se prémunissent-ils contre ce risque et conservent-ils le contrôle de la situation ?
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Monique Milia-Marie-Luce lauréate du prix du meilleur article de la revue Histoire sociale/ Social History
Pour sa recherche sur les migrations domestiques guadeloupéennes au Canada, notre collègue Monique Milia-Marie-Luce a obtenu le prix du meilleur article de la revue Histoire sociale / Social History 2023.
Ce dernier intitulé « En quête de domestiques : l’« échec » de l’installation d’une filière guadeloupéenne au Canada (1910-1911) » paru en novembre 2022 revient sur l’importance de la domesticité comme secteur d’embauches et porte d’entrée pour les femmes immigrantes en Amérique du Nord. Il met en lumière une période de crise de la domesticité qui pousse des notables canadiens-français a recruté, entre 1910 et 1911, des femmes et quelques hommes dans la colonie française de la Guadeloupe afin de se doter d’une main d’oeuvre flexible et bon marché. Ce faisant, il pose des questions cruciales sur le travail subalterne, le genre, la race et la colonisation française en jeu dans les migrations domestiques atlantiques.
Les travailleur‧euses domestiques à l’honneur dans le dossier “Le genre de la mondialisation” de la Revue d’Histoire du XIXe siècle
Stéphanie Soubier, « Quand l’empire prend le large : les boys à bord des paquebots des Messageries Maritimes (1851-années 1930) », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2024/1 (n° 68), p. 89-106.
Résumé: Dans la deuxième moitié du xixe siècle, l’ouverture du canal de Suez et le perfectionnement de la navigation à vapeur bouleversent les conditions du voyage en mer, seul moyen de relier les métropoles européennes et les territoires coloniaux. À partir des archives de la compagnie des Messageries Maritimes, première grande compagnie française de navigation à vapeur, cet article se propose d’étudier une catégorie de travailleurs masculins essentiels au fonctionnement de paquebots qui deviennent des hôtels flottants de luxe : les « boys ». Recrutés dans les colonies françaises, les « boys » sont chargés à bord des tâches subalternes de service. Les archives des Messageries Maritimes permettent de retracer les expériences de ces acteurs majeurs – et pourtant oubliés – de la mondialisation. Cet article envisage les paquebots comme des microcosmes impériaux qui permettent d’observer la construction de masculinités distinctes, à la frontière de la race, du genre et de la classe, masculinités qui entretiennent entre elles des relations de domination et de concurrence. Il décrit les processus conjoints de racialisation, de féminisation et de déqualification du travail des « boys », travailleurs subalternes par excellence, dévirilisés et infantilisés par le personnel et les passagers européens. Enfin, il rend compte de la manière dont ces travailleurs utilisent la mobilité géographique inhérente à leur métier pour atteindre divers objectifs économiques et professionnels. Les stratégies des « boys », que les Messageries Maritimes et les autorités françaises tentent d’enrayer, constituent autant de manières de contester la domination européenne et de réaffirmer une forme de masculinité qui leur est généralement refusée par leurs employeurs et leurs collègues.
https://www.cairn.info/revue-d-histoire-du-dix-neuvieme-siecle-2024-1-page-89.htm
Clyde Plumauzille, « Au service de hauts fonctionnaires coloniaux : l’émigration de Marie Choquas, nourrice morvandelle, en Algérie (1914-1920) », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2024/1 (n° 68), p. 129-151.
Résumé: Au début de l’année 1914, Marie Choquas quitte la Nièvre, le pays où elle est née et a vécu toute sa vie, pour rejoindre l’Algérie. Embauchée comme nourrice pour le petit-fils du préfet d’Alger Albert Lefébure, elle y restera six années durant lesquelles elle entretiendra une correspondance avec son entourage familial et amical. Par ce geste d’écriture visant à maintenir les liens à distance et à déjouer l’itinérance que lui impose son travail, elle a documenté auprès de ces différents destinataires les six années de son émigration. Réunie et conservée dans un album de cartes postales par son fils, la correspondance de Marie Choquas constitue une opportunité singulière pour contribuer à l’étude des femmes européennes ayant migré vers l’Algérie. Elle permet de saisir le point de vue et le récit d’une femme blanche des classes populaires en position subalterne dans la hiérarchie coloniale, mais au service de ses hauts gradés, un regard rarement consigné et archivé. Aussi cette enquête offre-t-elle une approche par cas, au ras des échanges épistolaires de Marie Choquas que sont venus nourrir une série de cinq entretiens avec son petit fils en possession de sa correspondance ainsi qu’une enquête biographique approfondie sur la famille de cette nourrice, mais également sur ses employeurs dont les arrangements familiaux et l’émigration administrative jouent un rôle décisif sur sa destinée. L’objectif est alors de déployer une étude contextualisée de la trajectoire de cette nourrice entre la métropole et l’Algérie afin de saisir les ressources familiales dont elle dispose, sa situation et ses conditions de travail, mais également les caractéristiques de ses employeurs qui influent sur son parcours. Chemin faisant une attention particulière est portée sur ce qu’elle choisit d’écrire et de décrire de ces six années passées loin des siens pour comprendre comment elle donne sens et forme à son expérience migratoire et de travail ainsi qu’à son éloignement. Ainsi la correspondance de Marie Choquas en permettant de retracer une partie de son « histoire algérienne » contribue également à apprécier ce que put être le vécu des travailleuses domestiques prises dans des migrations au long cours, de plus en plus fréquentes depuis la fin du xixe siècle.
https://www.cairn.info/revue-d-histoire-du-dix-neuvieme-siecle-2024-1-page-129.htm
“De nourrices d’hospice à nourrices assistées. Trajectoires retrouvées des petites mains de l’enfance assitée à la Belle époque”
Clyde Plumauzille, « De nourrices d’hospice à nourrices assistées. Trajectoires retrouvées des petites mains de l’enfance assistée à la Belle Époque », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 2023/1 (N° 25), p. 71-88.
Résumé :
Entre les années 1890 et 1910, des dizaines de nourrices se retournent contre l’Assistance publique de Paris qui les emploie. S’adressant à son service du Contentieux, elles dénoncent une contamination syphilitique par les nourrissons qui leur ont été confiés et exigent une réparation. Leurs dossiers nominatifs de plaintes constituent le point de départ de mon enquête. Ils sont en effet un de ces rares espaces documentaires où il est possible d’appréhender les stratégies de présentations de soi des nourrices, leurs perceptions d’elles-mêmes, de leur travail et de leur situation ainsi que de l’institution à laquelle elles sont confrontées. Travaillant « le long » et « à rebours » de ces archives pour faire feu de tout bois des données collectées, je propose ainsi le récit de sept trajectoires de ces petites mains de l’enfance assistée afin de donner à voir ces femmes, leur travail et les risques du métier.
https://www.cairn.info/revue-d-histoire-de-l-enfance-irreguliere-2023-1-page-71.htm